Chapitre 1 : La Cartographe des Étoiles
Al-Ula, Arabie, 632 après J.-C.
La poussière d’Al-Ula tourbillonnait dans la lumière matinale, chaque grain semblant porter le poids d’une époque oubliée. Layla marchait depuis sept jours sans relâche, ses sandales en lambeaux laissant derrière elle des traces éphémères sur le sable brûlant. À vingt-cinq ans, ses yeux sombres reflétaient une détermination farouche, mais aussi la peur d’être rattrapée. Contre sa poitrine, une malle de cuir contenait tout ce qui lui restait de sa vie passée : des fragments de savoir arrachés aux flammes des inquisiteurs sassanides. Sous sa tunique, un médaillon de cuivre chauffait contre sa peau, comme un rappel constant du danger qui la poursuivait.
Le vent soufflait entre les rochers, apportant avec lui une odeur de terre sèche et d’épices lointaines. Layla s’arrêta un instant, essuyant la sueur qui lui piquait les yeux avec un morceau de lin usé. Son regard balaya l’horizon, cherchant désespérément les repères indiqués sur la carte des Douze Vents. Le soleil, déjà haut dans le ciel, transformait les pierres en rivières d’or liquide, tandis que les ombres s’allongeaient comme des doigts menaçants.
Devant elle, les falaises se dressaient, sculptées par des mains invisibles. Certaines formations semblaient trop parfaites pour être naturelles : arches, colonnes, silhouettes presque humaines émergeant de la brume de chaleur. Son cœur battait à tout rompre. Elle reconnaissait ces contours, les avait vus sur un rouleau d’Axoum : le témoignage d’un savoir antique qui pouvait tout changer.
Sous cette lumière implacable, la science des astres se mêlait à une ferveur sacrée. Chaque pas de Layla était une invocation, une prière pour échapper à ses poursuivants. Ses pieds s’enfonçaient dans le sable chaud, laissant derrière elle des traces qui ne dureraient pas. Elle ferma les yeux, respirant profondément. L’air sentait la poussière et une pointe d’encens, comme si un temple invisible priait encore.
Au-delà de l’horizon tremblant, elle trouva enfin, les ruines de Madâ’in Sâlih, cité nabatéenne où la pierre respirait. Les rochers dressés en sentinelles portaient des inscriptions gravées dans des alphabets mêlés : lettres araméennes, symboles coptes, hiéroglyphes anciens. Tous parlaient d’un mystère : un « feu dans l’eau » et des « vaisseaux qui ne flottent pas ». Sous la surface de ces pierres palpiterait, dit-on, une science vibratoire oubliée. Layla connaissait ces mots. Son père les avait traduits avant que les gardes du Shah ne viennent les arrêter. Ce soir-là, les livres avaient brûlé… et avec eux, ceux qui les lisaient.
Elle sentit une mémoire étrangère palpiter sous sa peau. Ce lieu la regardait, la jugeait. Elle s’assit sur un bloc chauffé par le soleil et ouvrit sa malle. Des pierres aimantées y reposaient, disposées selon un schéma complexe. De vieilles boussoles rudimentaires. Des cartes tracées sur feuilles de palmier. Et, au centre, un objet aux reflets d’ambre : une pile de Bagdad miniature, cuivre et fer sertis — sa « lampe de Salomon ».
Une bourrasque apporta le froissement des dattiers et l’odeur douceâtre de fruits mûrs. Layla déplia un rouleau de soie couvert de symboles perses et d’idéogrammes coptes : la carte des Douze Vents, son œuvre. Douze ports sacrés, miroir des douze tribus, des douze apôtres, des douze mois — autant d’étapes vers ce qu’elle nommait le Miroir du Ciel.
Sept jours plus tôt, à Alexandrie, un marchand éthiopien lui avait confié un manuscrit brûlé, trouvé dans un temple oublié d’Axoum. Dans ses pages, une langue hybride, araméenne et copte, décrivait des spirales, des calculs d’alignements stellaires, et une phrase répétée comme une incantation : Beréchit annonce le Fils.
Elle effleura les lettres noircies. Déchiffra lentement le seul mot écrit en hébreu du parchemin : Bar (fils), Alef Shin (feu divin), Yod Tav (mains de Dieu sur la croix). Le Commencement, comprit-elle, était une structure fractale — un motif répété, puis encore répété, identique sans jamais l’être, une brèche, un univers. Un savoir aussi ancien que dangereux.
Elle se souvint des regards insistants dans les ruelles de Médine. Les Khamsin. Un ordre secret, au service d’une puissance qui voulait effacer toute trace du Miroir du Ciel. Toute trace du véritable savoir.
Layla prit la pile de Bagdad. La tint à hauteur de visage. Une lueur bleutée s’en échappa, comme une réponse venue d’au-dessus. Son père lui avait confié, la nuit de sa fuite : « La force subtile et étrange de cette pile est une mémoire. Une mémoire de ce qui a été perdu. »
Elle avait alors seize ans. Les flammes dévoraient la bibliothèque familiale. Les cris de sa mère résonnaient encore lorsqu’il la poussa dans un tunnel caché. « Fuis, ma fille. Trouve le Miroir du Ciel. Il montrera les étoiles comme elles étaient avant le Déluge. »
Elle avait couru, pleurant, haletante, apeurée, mais sans se retourner.
Un nuage voila le soleil. L’air se refroidit brutalement. Elle sortit un petit miroir de cuivre, l’inclina vers le ciel. Le reflet se brouilla, se déforma… Une spirale apparut, semblable à une galaxie en gestation, constellée d’étoiles naissantes.
— Qui es-tu ? Murmura-t-elle.
Pas de réponse. Mais en elle, une certitude naquit : ce voyage qui durait depuis des années était une initiation.
Elle glissa le miroir dans la malle, sous le double fond, elle toucha une plume d’acier trouvée dans un temple persan. Sa main hésita. Elle ne savait pas pourquoi elle la conservait. Peut-être la trouvait-elle belle, ou peut-être elle lui rappelait quelque chose de précieux, qu’elle avait perdu.
La nuit enveloppa Al-Ula. Les étoiles surgirent, une à une, sur la voûte sombre, jusqu’à former une mer scintillante. Layla s’assit près de son feu, la pile de Bagdad à portée de main. Elle déroula le manuscrit d’Axoum. Les lettres brûlées semblaient vibrer.
— Beréchit annonce le Fils, souffla-t-elle.
Elle traça un cercle dans le sable. Puis un second, enlacé au premier.
— Le Fils de qui ? De quoi ? demanda-t-elle au désert.
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